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Living design

Par Dominique Sciamma – Directeur du Développement et de la Recherche STRATE COLLEGE

Les « Amours » de Strate, du Cube, et du CRIIF

« Le jardin des Amours », composé de 3 mobiliers urbains robotisés mobiles – un banc, un luminaire, une poubelle – est un système capable à la fois de fournir des services, et de reproduire, quand ils sont inutilisés, les enjeux du théâtre de Marivaux.

Imaginé il y a plus de 10 ans par Florent Aziosmanoff, directeur de la création du Cube, et développé conjointement par Le Cube, Strate Collège et le CRIIF, ce projet voit le jour aujourd’hui en tant que prototype technologique présenté à l’occasion de Futurs en Seine 2011 organisé par le Pôle de Compétitivité Cap Digital.
Qu’est-ce qui relie le 1er Centre d’Art Numérique Français, une des plus grandes écoles de design Française, et le 1er centre de transfert de technologie robotique de France ?

La certitude que le futur sera peuplé d’objets étranges et magiques dotés de comportements autonomes, et que ces objets seront les fruits de la rencontre de la technologie, du design, et du sens.

Pour Strate, ce « Jardin » est la vitrine rêvée d’une vision singulière des enjeux du numérique et des démarches de design de rupture qu’ils nécessitent.

Les vrais enjeux du numérique

Après avoir été affaire de scientifiques, puis d’ingénieurs, de développeurs, et d’amateurs, le numérique est devenu au XXIème siècle notre bain quotidien. Chacun voit sa vie construite autour de services, de systèmes, de produits, et d’objets digitaux.

Cette numérisation du monde a imposé l’idée, chez le grand public comme chez les « experts », que la dématérialisation serait l’horizon digital ultime de l’humanité. Nouveau miroir d’Alice, l’écran serait alors la nouvelle frontière à franchir, derrière lequel toutes les nouvelles expériences se joueraient, et où les enjeux seraient alors des enjeux d’interfaces. Nous pensons, avec Le CUBE – et c’est ce qui nous rassemble – exactement l’inverse.

C’est effectivement un tsunami numérique qui s’approche, mais radicalement différent, né d’une nouvelle convergence siglée NBIC. Loin de la dématérialisation, le mariage des nanotechnologies, de la biologie, de l’informatique et des sciences cognitives va permettre les retrouvailles victorieuses de l’espace, de la matière, du corps et du numérique. Elle va remettre en lumière les enjeux, les ambitions, et les promesses de l’Intelligence Artificielle pour qui l’objet deviendra la nouvelle frontière.

Objets vivants et Robjets

Ubimedia, informatique ubiquitaire, invasive, sans couture ou invisible, les dénominations sont nombreuses, mais la perspective reste la même : un monde où tout moment, toute situation, tout lieu, tout objet mettra en oeuvre des nouveaux matériaux, des télecoms, des puces, du logiciel, de l’IA. Dans cette optique, le monde va être colonisé par une nouvelle catégorie d’objets, dits « intelligents ».

Nous ne parlons pas ici des trop fameux « objets communicants » et de l’internet des objets, dont les média adorateurs de buzz words, se sont emparés avec entrain, comme si le fait de communiquer, via l’internet, représentait en soi un saut quantique. Sans nier leur intérêt, ni le fait qu’ils représentent un espace de création et de services, ces objets restent fondamentalement en continuité avec les modèles issus de nos révolutions industrielles successives, et dont l’informatique fut le dernier avatar. Les objets dont nous parlons sont des objets de rupture, qui réenchantent non seulement notre quotidien, mais modifient aussi notre rapport au monde.

Ils seront en rupture, car contrairement à tous les objets jusqu’ici conçus par l’humanité, qui se définissaient par leurs fonctionnalités, ces nouveaux objets se définiront, eux, par leurs comportements.
Ces objets seront en effet capables de percevoir leur environnement, de se le représenter, d’y faire des plans, de prendre des décisions et d’agir. Il s’agit d’un changement paradigmatique majeur, tant du point de vue de la conception de ces objets, que de celui de leurs usages, et de la relation au monde qu’ils induisent.

Ces objets, nous avons décidé de les appeler à Strate « Objets vivants » ou encore « Robjets », dans la mesure où d’un côté ils reproduisent les caractéristiques du vivant (percevoir, décider, agir), et où de l’autre ils représentent une généralisation des concepts de la robotique à toutes le catégories d’objets. Car pas un objet de nos quotidiens – du moindre de nos vêtements, de nos accessoires, de nos mobiliers, de nos outils – n’est susceptible de ne pas se métamorphoser demain en Robjet.

Bourrés de capteurs, ils seront capables d’entendre, de voir, de sentir, de mesurer des forces, de revoir des flux d’informations numériques. Dotés de moyens de calcul, ils sauront exploiter les informations et données perçues, et élaborer des décisions. Dotés d’actuateurs – c’est à dire des moyens d’agir véritablement dans et sur le monde – ils sauront transformer ces décisions en actions aussi diverses que bouger, chauffer, saisir, déplacer, parfumer, changer de couleurs ou de forme. Bon nombre de leurs promesses seront tenues par des matériaux et métamatériaux issus des recherche en nanotechnologies. Connectés à des réseaux divers, ils sauront non seulement participer et accéder à la puissance du Cloud, mais surtout constituer au travers de ces réseaux des super-systèmes, dont les comportements seront les conséquences émergeantes des collaborations entre leurs composants.

De toutes ces nouvelles caractéristiques, cette dernière n’est sans aucun doute pas la moindre. Ce sera la première fois que le système d’objets d’une civilisation humaine pourra potentiellement constituer un réseau d’acteurs interconnectés dotés d’autonomie comportementale, réseau donnant naissance à un « super-Robjet », matérialisant ainsi une émergence comportementale systémique.

Un nouveau rapport aux objets…et au monde

Le fait que ces objets soient caractérisés par leurs comportements, et non plus par leurs fonctionnalités va changer la nature du rapport entretenu avec les hommes. De fait, les objets étaient jusqu’à présent fonctionnels, et délivraient leurs fonctions au travers d’une manipulation, d’un contrôle. Les objets « numériques » d’aujourd’hui n’échappent pas à cette réalité, et les interfaces représentent les formes les plus sophistiquées de ces contrôles. Les Robjets, quant à eux, mettront à bas ce schéma, pour la bonne et simple raison qu’ils auront l’initiative de l’action, et que les fameuses interfaces, en tant qu’elles sont des outils de contrôle en seront exclues. Le Robjet n’est plus un outil qu’on pilote, mais un acteur qui s’intéresse à nous, et cherche à délivrer ses services sans que nous ayons à lui demander.

Nous allons donc rentrer en relation avec ces Robjets, et ce sera la qualité de cette relation qui déterminera la qualité de l’expérience de l’objet. Ce rééquilibrage du rapport à l’objet, passant du contrôle à la relation, aura des conséquences bien au delà du service délivré et du confort offert. C’est en effet la nature même du monde qui sera amenée à être reconsidérée. Le partager, pour la première fois, avec des objets que nous aurons créés, capables de suffisamment d’intelligence pour anticiper nos besoins, voire nos désirs, et chercher à les satisfaire, pose la question philosophique majeure de l’intelligence humaine, et de sa spécificité peut-être (sans doute ?) illusoire.

En créant à terme ces objets, et en partageant le monde avec ce qui ressemblera furieusement à des pairs, l’homme produira alors probablement une de ses dernières blessures narcissiques.

Qui conçoit ses objets et comment ?

On l’aura compris, ces objets viennent clore l’envahissement numérique du monde, commencé silencieusement il y a 60 ans, que l’apparition du PC a plus qu’accéléré, puis qu’Internet a boosté, et qu’enfin les outils de mobilité ont généralisé.

Mais là où leurs prédécesseurs numériques restaient des outils, des plateformes conçues pour l’essentiel par des ingénieurs, certes porteuses d’applications co-conçues (au mieux) avec des designers, ces Robjets sont des objets du quotidien, porteurs d’usages, qui seront conçus par un nouveau type de concepteurs, utilisant un nouveau type de méthodes, d’outils, de langages, tous encore à inventer.

Si les ingénieurs, les marketeurs, les designers – le fameux triangle de l’innovation – doivent réinventer leurs métiers, et mieux les articuler, il est clair pour Strate que les designers seront centraux dans cette affaire.

Parce que ce sont les comportements et les usages induits qui en seront le coeur, il va falloir concevoir ces objets autour de scénarios de vie, ce qui est au coeur du métier de designer. Les construire, les comprendre, les articuler, et en déduire les formes, les volumes, les matières, les manifestations et les comportements sera de la responsabilité d’équipiers nourris de l’esprit du design, centré sur l’utilisateur.

La nouvelle pensée magique

Si toutes les écoles de design forment évidemment des « designers numériques » – interfaces, nouveaux média, interactivité – toutes n’ont cependant pas encore investi le champ de ce que Strate a baptisé les Robjets.

En succédant au département Multimédia créé en 1998, et créé il y a bientôt 4 ans, le département « Systèmes et Objets Interactifs » de Strate Collège se donne justement comme objectif de former des designers de Robjets en les initiant à une démarche nommée « Living Object Design ».

Sa pédagogie est construite autour d’une approche méthodologique réinventée nommée « Nouvelle Pensée Magique » !

Pour Strate, il est en effet vain d’invoquer les méthodes du marketing pour imaginer, à force de focus groupes et autres panels, les offres que le futur nous promet. Parce que ces offres seront en rupture, il est inutile d’espérer que le marché nous en délivre l’oracle.

Il est aussi vain de tenter de lire dans les entrailles de la technologie, ce que le futur nous prépare. Les technologies ne portent jamais en elles-mêmes aucun usage.

Il est aussi stérile de se reposer sur notre seule raison pour imaginer ces objets vivants. La raison, qui exprime tous les jours sa victoire dans la production industrielle, peut se révéler une prison conceptuelle redoutable, du fait même de son efficacité opérationnelle. Les théories sont des prisons mentales d’autant plus redoutables qu’elles sont efficaces, parce que l’esprit peine souvent à penser en dehors d’elles.
Il nous faut alors – très paradoxalement parce que nous savons la raison définitivement victorieuse – mettre en oeuvre la « nouvelle pensée magique », celle qui sublime la raison, en rêvant d’abord les usages sans contraintes, pour voir ensuite comment technologiquement on pourra s’en rapprocher. C’est parce que la raison est tellement puissante, que nous pouvons être sûrs que la technologie rejoindra un jour nos rêves les plus fous. La cape d’invisibilité de Harry Potter n’est-elle pas aujourd’hui une réalité technologique ? En adoptant cette approche, Strate permet la mise en perspective des usages, en créant un point de fuite par définition inatteignable, mais qui crée la tension créative nécessaire à la mise en mouvement préalable de l’imagination.

Vers un nouveau monde de relations

La révolution numérique, commencée silencieusement il y a près de 70 ans est devenue omniprésente en ce début de XXIème siècle, et a vu l’émergence de systèmes, d’objets, d’usages et de pratiques foisonnants, qu’ils soient professionnels, commerciaux, financiers, ou ludiques.
La vraie révolution est pourtant encore à venir, et à inventer. En permettant l’émergence d’objets vivants, la révolution numérique s’installe au plus près de la vie des hommes, au quotidien. Ce faisant, elle changera définitivement la nature du monde, en donnant vie à un nouveau système d’objet, autonomes, attentifs, et pourquoi pas à terme aimants.

Car c’est bien dans la qualité de la relation avec l’humanité que s’affirmera la différence de ce système d’objets vivants. Cela viendra clore ainsi un processus commencé il y a des millions d’années, passant d’abord de la fonction à l’interaction, puis de l’interaction à la relation.

Les designers seront les accoucheurs de ce monde.

ds@stratecollege.fr